Le Brésil à deux moments de la globalisation capitaliste et à un siècle de distance (1909-2009)
Brazil at two junctures of capitalist globalization and at a century-long time-span (1909-2009)
Travail présenté par:
Paulo Roberto de Almeida, diplomate de carrière.
Docteur ès Sciences Sociales de l’Université de Bruxelles (1984) ;
Master en Planning Économique de l’Université d’Anvers (1976) ;
Ministère des Affaires Étrangères et Centre Universitaire de Brasília (Uniceub) ;
Colloque international:
Les inégalités dans le système mondial: Science politique, philosophie, droit
São Paulo, 3-6 Septembre 2009
Sommaire :
1. Introduction: le Brésil et le système international à deux moments de l’histoire
2. Le Brésil en 1909: une société agraire arriérée avec une vocation industrielle
3. Le Brésil en 2009: une industrie développée, avec une base sociale arriérée
4. Le Brésil comparé à lui-même : un bilan qualitatif selon des critères objectifs
5. Conclusion: surmonter la fracture idéologique du développement
Résumé: Analyse conceptuelle du développement brésilien à deux moments de son histoire, 1909 et 2009, avec des considérations de nature économique et sociologique sur les raisons de son succès industriel et de son échec à réduire les inégalités sociales qui sont encore très visibles dans le paysage humain. La mauvaise qualité de l’éducation joue un rôle important dans cette évolution, mais l’instabilité macroéconomique, les défaillances au niveau institutionnel et le peu d’ouverture aux échanges internationaux sont aussi responsables du maintien des inégalités, dont les causes sont essentiellement domestiques.
Abstract: Conceptual analysis of the Brazilian development at two junctures of its history, 1909 and 2009, with an economic and sociological evaluation over its advancements in industrial capability and its failures in the reduction of social inequality, still visible at naked eye. Poor education is surely to blame for this failed evolution, but macroeconomic instability, bad governance and lack of opening to trade and foreign investments are also responsible for the enduring inequalities, all to be linked to domestic policies, not foreign induced problems.
1. Introduction: le Brésil et le système international à deux moments de l’histoire
L’ordre politique international et le système économique mondial ont connu des grandes transformations au long des derniers siècles. Il suffit, par exemple, de penser au cas de la Chine, qui était encore la première économie mondiale au début du XIXème siècle, avec près d’un tiers du PIB global : selon l’historien économique Angus Maddison (2001a), la Chine exhibait, en 1820, un produit national de 228 milliards de dollars (de 1990), en face d’un PIB global de 694 milliards, soit 32,9% du total. Diminuée par ses propres erreurs d’administration économique, elle a, par après, perdu presque tout de son ancien poids économique et politique, soumise qu’elle a été à toutes sortes d’humiliations de la part des grands empires européens. Descendue à mois de 5% du PIB mondial lors des expériences radicales du maoïsme au pouvoir, elle revient peu à peu au sommet de la hiérarchie économique mondiale, ayant déjà dépassé la troisième économie la plus importante (l’Allemagne) et se préparant à disputer l’hégémonie politique et militaire avec la seule super-puissance de notre époque, les Etats-Unis. La Chine est certainement le seul pays dit « périphérique » qui soit capable de perturber le système économique du capitalisme global (ce qui elle ne fera pas volontairement, en étant actuellement partie prenante de ce même capitalisme global).
Par ailleurs, l’ascendance des Etats-Unis au sommet du pouvoir mondial a été acquise après un long processus de renforcement de sa base intérieure, suivie par son l’émergence industrielle, à la fin du XIXème siècle, et sa primauté financière et technologique un demi-siècle après. Les Etats-Unis continuent d’être au sommet du pouvoir mondial, mais au moment de départ de cette analyse, 1909, il n’est qu’un prétendant à l’hégémonie hémisphérique, c’est-à-dire, dans les Amériques. Ayant réussi à renforcer son pouvoir économique et financier au cours des deux guerres commencées en Europe (1914 et 1939), bien que devenues mondiales peu après, les Etats-Unis doivent connaître vraisemblablement une diminution de leur pouvoir économique au cours des prochaines décennies du XXIème siècle, sans que l’on puisse déterminer avec certitude quand, exactement, la redistribution du pouvoir économique mondial laissera les Etats-Unis sans condition d’imposer sa volonté sur les autres partenaires : c’est un long processus de redistribution du pouvoir économique global.
Au point de vue politique, le monde actuel a aussi quitté la domination presque exclusive des puissances européennes, qui avaient décidé l’ordre international, depuis Westphalie (1648), passant par Vienne (1815) et Versailles (1919), pour entrer dans le manichéisme de la Guerre Froide, à l’âge du conflit nucléaire bipolaire. Cette époque, de moins d’un demi siècle, pendant laquelle l’Union Soviétique a offert une (pauvre) alternative au capitalisme libéral, a été suivie, à défaut de la « fin de l’Histoire », au moins d’une fin de la géographie, au sens où tous les pays – sauf deux petits îlots socialistes, totalement sans importance, Cuba et la Corée du Nord – sont désormais incorporés à la division mondiale du travail et font aussi partie des marchés capitalistes. Mais le monde paraît ressembler, curieusement, à celui d’il y a un siècle, c’est-à-dire, l’équilibre des puissances qui avait caractérisé le concert des nations européennes de la fin du XIXème siècle. L’ONU n’a pas plus de pouvoir qui n’a eu la Société des Nations à la sortie de la Première Guerre, bien que ses moyens d’intervention – ou tout au moins de « suggestion » – soient plus étendus que ceux de la SDN de l’entre deux guerres.
Au point de vue géopolitique, le monde actuel n’est pas si différent de celui d’il y a un siècle, bien qu’un grand empire ait disparu (l’Autriche-Hongrie), qu’un autre a fortement diminué (la Russie), que des prétendants agressifs aient été « disciplinés » (l’Allemagne, l’Italie et le Japon), que des grands empires coloniaux aient été défaits (le Royaume-Uni et la France) et qu’un empire successeur (les Etats-Unis) ait été établi, même sans vouloir se reconnaître en tant que tel (Ferguson, 2004). Mais, de par le poids militaire, économique et politique, les mêmes puissances continuent à « gérer » le monde, surtout le « concert » de puissances capitalistes du G7, qui continuent à donner les cartes de l’avant-garde scientifique, technologique et culturelle. Même si l’on rejette, au point de vue empirique et même conceptuel, la thèse de Fukuyama, il faut reconnaître qu’il n’y a pas encore aucun autre modèle de développement économique et social, ou d’organisation politique, qui puisse être offert par des candidats à la relève. La Russie n’est certainement pas en mesure de le faire et la Chine, constituant un cas sui generis dans l’histoire, n’est pas non plus capable d’en offrir une alternative ; d’ailleurs, aucune société développée, ou désirant l’être, ne peut être séduite par le modèle autoritaire, de « socialisme de marché », exhibé actuellement par la Chine – en fait un capitalisme sauvage style Grande-Bretagne au XIXème siècle (Engels, 1845), avec un parti totalitaire au pouvoir.
La question centrale de cet essai de comparaison historique et culturelle est constitué par la position du Brésil dans le système international – aussi bien politique qu’économique – au cours du XXème siècle, plus précisément à deux moments de son processus de modernisation capitaliste, au début (1909) et actuellement (2009). Pour dire vrai, cette position n’a pas beaucoup varié, depuis la fin du XIXème siècle, quand les bases du capitalisme global contemporain ont été établies, avec l’émergence industrielle des Etats-Unis, de l’Allemagne et du Japon, toujours les grands acteurs économiques dans ce début de XXIème siècle, aussi bien dans le commerce international, que dans les finances et la technologie.
Le Brésil était un exportateur primaire au début du XXème siècle, tout comme il le reste, encore aujourd’hui, bien qu’ayant passé d’une concentration presque exclusive dans le café non élaboré – 80% de l’offre mondiale – vers une diversification accrue dans les produits primaires et produits manufacturés – toujours plus de 65% de ses exportations en 2008 – avec une participation croissante de biens manufacturés, y compris dans l’avionique (des jets Embraer). Mais, le Brésil reste un importateur liquide de technologie et de capitaux, aussi bien d’investissements directs que des financements ; sa monnaie n’est toujours pas conversible, mais il est passé d’un « importateur » accueillant de main-d’œuvre – des millions d’immigrants ont été incorporés à sa population active dans les premières décennies du XXème siècle – à un « exportateur » modéré de ressources humaines, dû au fait que nombre de ses gens se sont désespérés du médiocre taux de croissance économique pendant les dernières décennies et se sont expatriés en Europe, au Japon, aux États-Unis, surtout.
Au cours de ce « long vingtième siècle », le Japon – probablement avec la Corée du Sud et Singapore, plus récemment – a été le seul pays « périphérique » qui ait réussi à surmonter la « barrière » du développement – qui est, tout simplement, celle de l’autonomie technologique – pour s’incorporer au « centre nerveux » du capitalisme global, aussi bien au point de vue industriel que financier. Le Brésil, en dépit d’une croissance vigoureuse pendant une bonne partie du XXème siècle, est demeuré dépendant du savoir faire industriel, des investissements directs et du financement des pays du capitalisme avancé. Cette situation de subordination n’est pas directement due à des inégalités présentes dans le système économique international – bien qu’elles restent importantes – ou à une quelconque « exploitation » des pays riches, en détriment des exportateurs primaires comme le Brésil, mais dérive fondamentalement de différences dans les taux de croissance de la productivité entre les pays capitalistes avancés et les « sous-développés », ce qui est le résultat, bien sur, d’un faible taux de scolarisation et de la mauvaise qualité de l’éducation dans ces pays. Pour dire en raccourci : tous les problèmes du Brésil sont absolument « made in Brazil », aucun n’est dû à l’« exploitation étrangère ».
Le présent essai se propose de comparer la situation du Brésil à ces deux moments de son insertion internationale: en 1909, quand son prestige régional avait été établi par un travail de modernisation économique et de projection diplomatique accompli par le Baron de Rio Branco ; et actuellement, en 2009, quand son prestige international atteint des sommets inédits, aussi comme résultat de la stabilisation économique et d’une diplomatie spécialement active. Hélas, le Brésil ne semble pas avoir réussi à franchir la « barrière du développement », tout au moins au point de vue social et du côté de l’éducation de base.
La première question à se poser, donc, est celle de savoir pourquoi il n’a pas su accomplir le « saut » qui a été fait par le Japon et, dernièrement, par la Corée du Sud (qui, en 1960, exhibait exactement la moitié du revenu par tête des brésiliens, quand aujourd’hui les coréens les dépassant presque trois fois). Il est un fait que, au cours de son processus d’industrialisation, le Brésil a réussi à diminuer la distance d’avec les pays les plus avancés, mais celle-ci a encore augmenté récemment, en conséquence de la faible croissance depuis la crise des années 1980 et l’hyper-inflation qui a suivi. La distribution interne du revenu a continué d’être très inégalitaire, aussi bien à cause de l’inflation que du très bas niveau d’éducation de la plupart de la population. Tout en continuant à être surtout un exportateur de produits primaires et de manufactures simples, le Brésil est devenu la dixième économie mondiale, étant promis à un rôle déterminant dans le cadre des émergeants, éventuellement dans le groupe Bric (avec la Russie, la Chine et l’Inde). Il représente, déjà, la moitié de l’économie sud-américaine et est devenu un acteur important dans les négociations commerciales internationales.
Le procès de stabilisation, commencé avec le Plan Real (1994), a coïncidé avec l’ouverture économique – privatisations, dérégulation, diminution du rôle de l’État – et la libéralisation commerciale unilatérale et dans le cadre du Mercosul (le projet de marché commun du Cône Sud). En dépit de ces reformes, le Brésil continue à occuper une petite fraction du commerce international – autour de 1% du total – et à dépendre des capitaux étrangers et de la technologie importée. En vérité, le Brésil se présente, aujourd’hui, comme un pays totalement industrialisé, en même temps qu’il préserve des traits sociaux typiques d’une formation peu développée, avec des différences importantes entre les classes sociales et une grande concentration du revenu. Cela est dû, selon l’argument défendu dans ce travail, entièrement à des défaillances dans l’appareil éducationnel et de capacitation professionnelle.
En comparant les deux moments choisis pour cet exercice de rétro-projection historique, 1909 et 2009, dans le contexte du système international à chaque époque, ce travail prétend discuter les conditions nécessaires ou suffisantes du développement économique, en tachant de séparer aussi bien des éléments structurels que contingents et, d’autre part, les rôles respectifs du système international et du leadership national dans le processus de développement économique et social. Les théories sociologiques jusqu’ici mobilisées pour essayer d’expliquer les processus de développement font appel, alternativement ou simultanément, à des facteurs d’induction externe – c’est-à-dire, la modernisation par imitation – ou à l’impulsion endogène – soit, la révolution culturelle nationale – pour construire un modèle de modernisation plus ou moins basé sur les formations économiques du capitalisme avancé. Or, il n’est pas certain que le Brésil, qui possède certainement un capitalisme industriel très avancé à l’intérieur de ses frontières, ait réussi à construire un système intégré, au point de vue politique et social, qui puisse être comparé à celui du capitalisme avancé : la pauvreté, l’injustice sociale, la corruption politique, le mal fonctionnement des pouvoirs d’État sont encore très présents dans l’actualité du Brésil, pour considérer qu’il puisse déjà être intégré à des clubs restreints comme l’OCDE ou un G7 élargi. Il reste toujours au milieu de quelque chose, à demi développé, à demi sous-développé, ayant des traits de modernisation et de retard, dans plusieurs domaines de la vie économique, politique et sociale.
Cette condition pose des très grands défis théoriques aussi bien à la sociologie historique comparée qu’envers l’économie du développement, car ni le marxisme traditionnel, ni les théories du développement inégal – à la Celso Furtado et Raul Prebisch, parmi d’autres – réussissent à expliquer le cas du Brésil, qui ne s’insère dans aucun modèle connu dans les disciplines consacrées à ces questions. Du point de vue historique, on est certainement en face d’un cas unique et original, comme le sont tant d’autres parmi les expériences connues de développement économique et social. Sur le plan économique, cependant, la spécificité brésilienne, aussi bien empirique que théorique, est en train de se dissoudre dans la « normalité » de la globalisation capitaliste, avec son insertion croissante dans l’interdépendance de l’économie mondiale de marché et l’adoption de politiques économiques plus proches du courant orthodoxe – mainstream economics – que du « développementalisme » prebischien ou furtadien. Pour dire vrai, il est plus que temps de surmonter les interprétations dépassées de Furtado et de Prebisch par des méthodologies plus raffinées.
Il se peut, ainsi, que la division philosophique entre les deux grandes écoles dans la sociologie du développement – l’interventionnisme étatique et le libéralisme de marché – soient en train d’opérer une convergence théorique qui peut produire une nouvelle synthèse disciplinaire, vraisemblablement utile dans la nouvelle ambiance de l’économie mondiale, celle du capitalisme global. Il se peut, aussi, que ces mêmes problèmes soient, en 2009, substantiellement les mêmes qu’affrontaient, en 1909, les élites brésiliennes. La question reste, donc, la même : seront-elles capables de surmonter le non développement brésilien ? La question cruciale dans cette étude de cas, cependant, n’est pas celle des inégalités au niveau mondial, c’est-à-dire, la distance qui sépare le Brésil d’avec les pays avancés en termes économiques, mais surtout les distances sociales à l’intérieur de ses propres frontières, soit, les inégalités de revenus dans la populations, des chances de travail digne et, en spécial, de formation éducationnelle des différentes couches de la population.
En effet, le Brésil peut être considéré comme un pays totalement développé au point de vue industriel, tout en étant, en même temps, une nation encore divisée par des inégalités sociales inacceptables en plein XXIème siècle. Cela est dû à des facteurs que nous examinerons à la quatrième section de ce travail, après avoir passé en revue deux moments du développement brésilien, à un siècle de distance, en 1909 et en 2009.
2. Le Brésil en 1909: une société agraire arriérée avec une vocation industrielle
Au début du XXème siècle, le Brésil était une société agraire arriérée, avec des îlots de commerce et d’industrie au long de la côte atlantique, dont les seules richesses réelles étaient les produits d’exportation issus de ses ressources naturelles, les mêmes de la période coloniale (à l’exception du caoutchouc, une fièvre temporaire qui a embrasé pendant moins d’un demi-siècle la région amazonienne). Café, sucre, viandes et cuirs, maté, coton et quelques autres produits primaires composaient une liste d’exportations dominé à plus de 80% par le café (qui répondait aussi pour la plupart des recettes de l’État). Au point de vue politique, le Brésil était formellement démocratique, en vérité une république oligarchique, avec une aristocratie latifundiste qui dominait le système politique, dont le président était élu avec tout au plus 1% des votes des citoyens (le corps électoral était composé exclusivement de la population mâle, à l’exclusion des analphabètes, qui en faisaient encore plus de la moitié de la population). La notion de démocratie, évidemment, était restreinte à une superstructure formelle, purement institutionnelle, avec une représentation politique limitée aux couches supérieures de la société.
Sur le plan social, cette même élite politique était activement engagée dans le « blanchissement » de la population, en favorisant l’immigration d’agriculteurs européens, avec une ouverture temporaire aux japonais. Ayant préservé l’esclavage jusqu’à la fin de la monarchie, l’élite n’avait pas encore inventé la notion de « démocratie raciale » par laquelle le Brésil voulait se distinguer du racisme ordinaire pratiqué aux États-Unis. Au point de vue économique, le retard du Brésil était énorme, aussi bien par rapport au géant nord-américain, qui, à cette époque-là s’était déjà converti dans la première puissance industrielle de la planète, que vis-à-vis de la voisine Argentine, une société agricole et pastorale très dynamique, dont le revenu par tête s’approchait ou supplantait celui de plusieurs pays européens. En effet, la performance relative entre ces pays peut être évaluée, non par le produit brut – une mesure grossière de la capacité productive d’un pays, mais qui ne tient pas compte des dotations relatives des facteurs ou de la productivité – mais par le revenu par tête, une mesure plus adéquate de la prospérité, ou de la richesse réelle de sa population, et cela dans son évolution cumulative pendant une longue période (Barro et Sala-i-Martin, 2003).
Dans cette perspective, si la distance entre les États-Unis et le Brésil n’était que du simple au double, au début du XIXème siècle – selon les calculs d’Angus Maddison (2001b), le revenu par tête des Américains était, en 1820, de US$ 1.257, contre seulement US$ 646 pour le Brésil, soit, un peu plus de la moitié – cent ans après l’intervalle économique s’était accru cinq fois plus : en 1909, avec un revenu par tête de seulement US$ 776 – qui témoigne de la presque immobilité du Brésil en termes de productivité pendant toute cette période agro-exportatrice – le chiffre brésilien ne faisait que 15% du revenu des Américains, alors estimé à US$ 5.017 par personne. Par contre, l’Argentine était arrivée au maximum de son succès en croissance, avec un revenu par tête de US$ 3.669, soit plus de 73% de celui Américain (et cinq fois supérieur au Brésilien). La distance entre les États-Unis et le Brésil s’est encore aggravé juste avant la Première Guerre Mondiale, quand l’éloignement du premier par rapport au second pays est arrivé au chiffre maximum de 6,5 fois, pour diminuer au long des décennies suivantes (Maddison, 2009).
La raison de cette pauvre performance du Brésil par rapport aux États-Unis se situe, évidemment, dans les différents taux de croissance cumulatifs pendant la période de la République oligarchique au Brésil (1890-1930) : entre la première date et la grande crise de 1929, celui-ci est resté dans le taux médiocre de 0,92% à l’an, tandis que les États-Unis progressaient, eux, à un taux cumulatif annuel de 1,83% réel, c’est-à-dire, par tête, inflation déduite (Maddison, 2001b). La dynamique économique s’est sensiblement amélioré depuis, mais à cause de son accroissement démographique significatif jusqu’aux années 1980, le Brésil n’a pas réussi à combler la distance d’avec le géant nord-américain.
Indépendamment, cependant, de la distance entre les moyennes nationales de revenu par tête, les facteurs vraiment cruciaux que peuvent distinguer le Brésil par rapport à d’autres pays ne se situent pas dans leurs niveaux de développement économique en tant que tels, mais dans leurs degrés de productivité, qui sont presque une fonction directe de la capacité éducationnelle dans chaque pays. En effet, le processus d’industrialisation connu au Brésil après 1930 a réussi à porter sa base matérielle à un niveau moins éloignée des pays avancés, que de celui où il n’était, en termes de possibilités productives, au début du XXème siècle, quand le scénario était encore celui d’un archipel de petites industries peu développées, au milieu d’un paysage agricole très arriéré. Néanmoins, la distance est encore énorme si la mesure de comparaison est faite à partir des niveaux d’éducation, aussi bien au point de vue quantitatif que sur le plan de la performance qualitative.
Du point de vue de l’éducation de masse, la situation du Brésil ne pouvait être plus déplorable au début du XXème siècle, par rapport no seulement aux pays développés, mais aussi en relation à l’Argentine et le Mexique, les deux pays latino-américains avec lesquels il est possible de faire une comparaison. Selon des donnés collectés par l’économiste Richard Easterlin (1981), en 1900, au moment où le Brésil consolidait son régime républicain – supposé démocratique – le taux d’immatriculation à l’école primaire était de seulement 258 étudiants pour 10.000 habitants, vis-à-vis les taux de 1969 étudiants pour les États-Unis, 1.576 pour l’Allemagne – ce qui ne doit pas surprendre outre mesure – mais déjà de 808 pour l’Argentine et de 457 pour le Mexique. Pour être plus précis, le Brésil ne devait atteindre un niveau de couverture quantitative en matière d’enseignement primaire comparable à celui des Etats-Unis au début du XIXème siècle (en 1820, environ) que vers les années 1970, soit près de 150 ans après.
Sur un autre plan, celui de l’intégration à l’économie mondiale, le Brésil a aussi marqué le pas en fonction de ses réactions timides par rapport à toutes les demandes – internes et externes – d’ouverture économique et de libéralisation commerciale. Bien que présentant un coefficient d’ouverture économique – c’est-à-dire, la part du commerce extérieur dans la formation du PIB – à peu près satisfaisant pendant le XIXème siècle et le début du suivant, en fonction de son agriculture d’exportation et de ses besoins étendus à l’importation, le Brésil était, néanmoins, un des pays les plus protectionnistes au monde, auparavant pour des raisons essentiellement fiscales – c’est-à-dire, les besoins de l’État en recettes du commerce extérieur, la seule source de revenu pour l’administration –, plus tard en fonction de ses instincts introspectifs en matière d’industrialisation. Vingt ans avant 1909, le Secrétaire d’État James Blaine essayait de vendre aux pays latino-américains l’idée d’une zone de libre échange – plus exactement “an hemispheric customs union” – lors de la première conférence internationale américaine, tenue dès Novembre 1889 jusqu’au mois de Mars 1890 (juste au moment où le Brésil abandonnait sa monarchie pour un régime républicain). Dû à la résistance du Brésil et de l’Argentine, le projet n’a pas connu plus de succès que son succédané d’un siècle plus tard, la Free Trade Area of the Americas, promu par les présidents Bill Clinton et George Bush: les deux pays sud-américains craignaient, avant comme après, de perdre leur souveraineté économique, s’ils devaient confronter les puissantes compagnies et les prodiges technologiques du géant du Nord.
Il y avait, bien sûr, des raisons plus impératives, et elles se situaient toutes dans le protectionnisme extensif que ces deux pays pratiquaient déjà depuis longtemps à l’encontre de produits étrangers. En effet, le Brésil et l’Argentine étaient parmi les pays ayant les tarifs douaniers les plus élevés du monde, comme l’on peut constater par le tableau ci-après :
Tarifs Douaniers Nationaux Comparés, 1865-1910
(Moyenne tarifaire à partir des recettes d’importations sur les d’importations totales)
Année G.-B. EUA Allemag France Japon Argent. Brésil
1865 8,3 33,7 3,7 4,7 4,9 17,5 25,7
1870 7,1 40,9 3,7 2,9 1,8 24,6 31.0
1880 4,7 30,1 5,8 5,2 7,1 26,4 37,2
1890 4,8 26,6 8,8 8,0 5,4 33.4 39,4
1896 4,8 20,7 10,1 10,7 2,6 23,9 35,4
1900 4,6 27,0 8,1 8,8 5,8 26,5 30,1
1905 6,4 25,1 8.8 8,6 7,0 23.9 49,3
1910 4,5 21,0 7,4 8,2 7,8 21,6 41,9
Source: Clemens-Williamson, 2001.
À l’exception de l’immédiat après guerre civile aux États-Unis – quand les besoins de la reconstruction ont commandé une élévation notable des tarifs douaniers, la source principale de revenus pour l’administration fédérale –, le Brésil et l’Argentine, pendant toute la période envisagée (et même par après, au XXème siècle), ont été des véritables champions mondiaux du protectionnisme tarifaire, sans rien dire de toutes les autres politiques restrictives, basées sur des limitations quantitatives et sur le concept de ‘similaire national’ (auquel cas l’importation était simplement interdite). Les arguments en faveur de la protection commerciale dans les deux pays n’étaient pas très différents de ceux employés para Alexander Hamilton aux États-Unis ou par Friedrich List en Allemagne, mais il est évident que les autres conditions pour l’essor industriel et le développement économique n’étaient pas du tout réunies au Brésil et en Argentine, notamment au point de vue fiscal, monétaire, de la politique du change, ou, plus important, au niveau de la capacité d’innovation technique, étant donné le manque de ressources humaines, notamment au Brésil.
Une possible source d’innovation technique et de capacitation humaine a été relativement perdue, au Brésil, par rapport à des politiques plus attractives mises en place en Argentine et, surtout, aux États-Unis : l’immigration, fortement stimulé dans ces deux derniers pays, et soumise à des mesures erratiques au Brésil républicain, après avoir été découragée pendant presque tout le XIXème siècle par le maintien du système de travail esclave. Déjà en 1909, l’élan migratoire apparu au tout début de la République s’était effrité, et les chiffres son dérisoires par rapport aux flux massifs qui se dirigeaient vers les États-Unis et l’Argentine, les champions de l’immigration européenne dans les Amériques, à l’exception peut-être des Anglais vers le Canada.
3. Le Brésil en 2009: une industrie développée, avec une base sociale arriérée
Il est vrai que, peu après, l’évolution dans les domaines du commerce et de l’immigration allaient devenir négatives, à peu près dans presque tous les pays dans l’entre deux guerres et surtout lors de la crise déclenchée en 1929. Ayant été le plus ouvert des pays dès la période coloniale à toute sorte d’immigration, les États-Unis ont commencé à restreindre le libre afflux des candidats à la résidence au début de la troisième décennie du XXème siècle, d’abord à l’encontre des Asiatiques, ensuite envers toutes les autres nationalités, mais selon un système de quotas basés sur le stock de chaque nationalité déjà présente au pays. Le Brésil a copié les mêmes politiques restrictives et a aussi introduit des quotas nationaux dès les années 1930 : tout comme le protectionnisme commercial, il ne pouvait pas avoir de mesure plus négative au point de vue du développement national, et encore aujourd’hui le Brésil maintient cette politique aveugle, ou myope, de restriction à l’immigration.
Nonobstant la même courte vue entretenue pendant beaucoup de temps, les États-Unis demeurent, de loin, absolue et relativement – mais peut-être pas par rapport au Canada et l’Australie, par exemple – le pays le plus ouvert aux muscles et aux cerveaux de toutes les parties du monde. Cette caractéristique unique, et admirable, permet d’expliquer, probablement, la vigueur, la flexibilité, la solidité et l’inventivité formidable de l’économie américaine, une performance révélée dans le nombre exceptionnellement élevée des Prix Nobel raflés par son établissement scientifique dans l’actualité (par ailleurs confirmé dans le domaine technologique, puisque toute personne normale au monde désire un iPod ou un iPhone aujourd’hui).
Il n’est pas besoin de rappeler que le Brésil, pendant presque tout le XXème siècle, a confirmé sa préférence pour des « agriculteurs » et sa résistance en accepter des « marchands » -- entre ceux, les Juifs – ou d’autres types de candidats à l’immigration ayant des spécialisations « urbaines ». Encore aujourd’hui, il semble peu disposé à ouvrir ses frontières aux candidats des pays voisins – même si le Mercosur est considéré un ‘projet stratégique’ – tout comme il continue d’imposer des critères financiers aux candidats à l’immigration libre, comme si aujourd’hui le capital devrait être encore mesuré en termes monétaires (en coupant ainsi la voie à un ‘pauvre’ détenteur d’un diplôme de Docteur). S’il y en a un concours mondial d’attraction de cerveaux, les États-Unis sont certainement capables d’arriver en première place, puisqu’ils accueillent toutes sortes de chercheurs de n’importe quel coin du monde. En contraste, le Brésil continue de pratiquer un nationalisme éducationnel et scientifique qui est en complète contradiction avec les exigences d’un système moderne de recherche scientifique.
Cette même fermeture aux apports et à la compétition étrangère se retrouve dans le domaine commercial et dans la politique d’investissement direct étranger. Tout en mettant en place une politique de droit et dans la pratique protectionniste pendant les premières phases de sa consolidation en tant que puissante machine industrielle, les États-Unis ont embrassé vigoureusement le libre échange multilatéral et non discriminatoire dans l’après Seconde Guerre, en contribuant ainsi à promouvoir l’une des plus durables périodes de croissance économique dans l’histoire mondiale. Il n’a pas été de même avec le Brésil et la plupart des pays latino-américains, qui se sont révélés les plus enthousiastes défenseurs du protectionnisme à la List et des subventions défensives dans leurs processus d’industrialisation substitutive, fortement marquée par un keynésianisme à outrance qui, sous l’influence intellectuelle de Raul Prebisch, a confondu les tâches d’émergence d’une orientation contre cyclique avec une politique économique tourné vers le développement. Il n’est certainement pas surprenant d’apprendre que ces pays, notamment le Brésil et l’Argentine, ont continué d’être les champions des tarifs douaniers prohibitifs, en plus d’un assemblage hétéroclite de politiques sectorielles – notamment dans l’industrie, mais aussi dans le domaine macroéconomique – qui ont contribué à la distorsion de prix relatifs, à l’accroissement des inégalités sociales et aux dérapages inflationnistes, d’ailleurs l’un des motifs de la concentration anormale des revenus que l’on connaisse mondialement (avec la persistance de la misère et de la corruption).
En commençant dans les années 1930, la fermeture économique, l’aversion au capital étranger et la protection commerciale ont été des caractéristiques dominantes en Amérique Latine, avec le maintien de ces politiques pour plus d’un demi siècle, après quoi elles ont été remplacées par des mesures plus libérales beaucoup plus par exhaustion de leur vertus supposées que par changement de convictions des acteurs principaux (les industriels, les intellectuels universitaires et les technocrates d’État). En effet, comme on peut constater dans le tableau ci-après, à l’exception de l’Allemagne nazie, explicitement autarcique et nationaliste, les deux latino-américains du Cône Sud ont persisté dans le protectionnisme et dans les politiques industrielles.
Tarifs Douaniers Nationaux Comparés, 1926-1940
(Moyenne tarifaire à partir des recettes d’importations sur les d’importations totales)
Année G.-B. EUA Allemag France Japon Argent. Brésil
1926 8,3 13,4 9,4 2,5 6,2 15,5 21,5
1929 9,7 13,5 8,2 7,5 6,7 17,0 26,0
1931 14,1 17,8 17,1 13,8 9,0 26,5 30,8
1932 19,4 19,6 23,8 17,5 7,6 27,2 31,6
1933 24,0 19,8 25,5 15,4 6,0 25,7 30,8
1935 24,5 17,5 30,1 16,9 6,2 23,2 22,9
1937 20,6 15,6 29,0 16,4 5,2 21,4 22,1
1940 22,7 12,5 28,2 16,1 4,4 15,9 19,7
Source: Clemens-Williamson, 2001.
En fait, le fort protectionnisme commercial a subsisté, encore qu’à un degré moindre, même avec l’ouverture relative des années 1980 e 1990, avec les processus d’intégration régionale qui ont provoqué un modeste assouplissement dans les politiques d’investissement étranger et, dans certains cas, ont conduit à des changements dans le nationalisme étatique, avec des privatisations de compagnies publiques et démantèlement des monopoles d’État. L’anarchie monétaire et la fièvre d’émissions – avec sa conséquence immédiate en termes d’inflation et de fuites de capital national – ont certainement reculé, encore que le poids et le rôle de l’État se maintiennent avec des nouveaux habits, parfois travestis en langage libéral. C’est que de la part de la société, surtout des industriels et des intellectuels de gauche – d’ailleurs un synonyme – les appels continuent d’être forts dans la demande pour des ‘politiques publiques’ (surtout ‘sociales’) et en faveur d’une mission de planning ou d’induction par l’État, supposé corriger les déséquilibres de l’économie de marché et les inégalités provoqués par le capitalisme (quand c’est souvent l’État, lui-même, qui provoque la concentration du revenu en faveur des riches).
En dépit de tous ces facteurs négatifs, le Brésil a réussi à constituer, surtout dans la période technocratique du gouvernement militaire, une structure industrielle inédite pour les standards du Tiers Monde. En fait, du côté industriel, le Brésil ne peut plus être considéré un pays du Tiers Monde, au contraire : en exhibant la modernité technologique par le biais du secteur aéronautique et l’un des plus avancés exemples d’agrobusiness dans une latitude tropicale, le Brésil moderne devance plusieurs pays de l’OCDE en compétitivité industrielle ou agricole, même s’il reste un importateur net de technologie avancée et de know-how, étant donné le peu d’intégration qu’il y a entre son établissement scientifique (majoritairement universitaire) – presque à l’état de l’art international en capacitation humaine – et les laboratoires industriels, encore dépendants d’acquisitions à l’étranger.
L’aspect probablement le plus négatif de la ‘modernité’ brésilienne – en plus de la persistance historique des inégalités sociales dans la distribution du revenu – c’est la très mauvaise qualité de l’éducation publique, un résultat des dernières décennies de négligence officielle envers la formation de professeurs et de la forte concentration des ressources dans l’enseignement supérieur, dans une inversion complète des priorités considérées normales dans presque tous les pays. Donc, si le Brésil a, finalement, depuis plus d’un siècle de retard dramatique dans ce domaine, réussi a s’égaliser sur le plan quantitatif avec des pays plus avancés, les défaillances sur le plan qualitatif restent énormes et visibles et ne semblent pas être sur la voie de la réduction. Des donnés officielles et des évaluations internationales confirment un nombre élevé d’élèves que désistent en cours de route – déjà à la fin ou avant même la conclusion du premier cycle – et des résultats catastrophiques lors de comparaisons comme celles qui sont faites au moyen du PISA de l’OCDE.
En tout et pour tout, la distance en revenu par tête d’avec les pays les plus avancés n’a pas reculé dramatiquement, pari passu aux progrès de l’industrialisation. Si l1on prend des données homogènes, comme ceux travaillés par l’économiste Angus Maddison, on constate que le revenu des Brésiliens reste encore au dessous de 20% de celui des Américains, même si l’éloignement par rapport à l’Argentine a très sensiblement diminué – à moins d’un tiers en plus – mais cela étant plus donné au formidable recul de ce pays depuis les années 1960, qu’au progrès rapide du Brésil, lui aussi affecté par des crises récurrentes depuis les chocs du pétrole et de la dette extérieure, dans les années 1970 et 1980, suivie de deux décennies de stagnation ou de croissance médiocre, en passant par les crises financières des années 1990, et la lente stabilisation du Plan Real, depuis 1999.
Le cas le plus dramatique reste, bien sûr, celui de l’Argentine, le pays le plus riche de l’Amérique Latine d’il y a un siècle en arrière, devenu maintenant juste une ombre de son passé glorieux. D’une proportion de 70% du PIB para tête des Américains, les Argentins en ont reculé à moins de 30% actuellement, dans une démonstration rare dans l’histoire de l’économie mondiale – sauf, peut-être, pour la Chine et la Grande-Bretagne des premières 80 années du XXème siècle – d’une décadence exemplaire à tous le titres. L’histoire n’a probablement pas dit son dernier mot en ce qui concerne le déclin de l’Argentine, mais, à la différence du Brésil, le pays de la Plate, qui semble encore dominé par le phantasme péroniste, possède une incroyable capacité à récidiver dans les mêmes erreurs d’un passé encore récent, répétant des mauvaises expériences en matière de politiques économiques – inflation, contrôle de prix, monopoles d’État, subsides et protection – qui apparemment ont été bien apprises du côté du Brésil. En tout cas, l’Argentine constitue un remarquable exemple d’un pays très bien doté par la nature, qui a réussi à éduquer son peuple, mais qui insiste à perdre toutes ses opportunités de développement.
Le Brésil n’a pas non plus été très intelligent à certains moments de son histoire : même dans l’actualité, il a laissé passer la phase la plus vigoureuse de croissance dans l’économie mondiale, qui pourrait être mise à profit pour ajuster définitivement – ou du moins décisivement – la situation de la dette publique interne et l’équilibre fiscal, très précaire aujourd’hui, tout comme pour continuer les privatisations et les investissements en logistique et équipements sociaux. Il ne l’a pas fait et la crise actuelle va probablement dramatiser les déséquilibres des comptes publics. Tout au contraire : le gouvernement Lula a augmenté dramatiquement le nombre d’employés d’État, a concédé des augmentations importantes aux mêmes catégories et a compromis des dépenses obligatoires pour les prochaines 40 années, ce qui compromet la capacité d’investissement de l’État (qui est déjà médiocre). Il y aura un prix à payer pour la négligence fiscale et la prodigalité salariale du secteur public. La responsabilité, bien sûr, incombe à ses élites – de tous les types, y compris l’aristocratie syndicale qui a pris possession du pouvoir depuis 2003 – qui exhibent presque toutes un exceptionnel comportement ‘rent-seeking’.
4. Le Brésil comparé à lui-même : un bilan qualitatif selon des critères objectifs
Capturé à deux moments de son processus de modernisation économique et sociale, en 1909 et en 2009, le Brésil présente un portrait contradictoire, fait de progrès matériels, d’améliorations institutionnelles, mais aussi de survivances politiques d’un autre âge et de résistances au changement qui se traduisent par une formidable inégalité social en face de la progression réelle du côté industriel, ou simplement productif (qui comprend, aussi, une agriculture moderne et compétitive, après tant de retards cumulés pendant longtemps).
Brosser un tableau de ces ruptures et persistances équivaut à une promenade à travers des âges ‘géologiques’ sur les plans économique, politique et social. En effet, plusieurs analystes du Brésil, parmi lesquels Caio Prado Júnior (1949) et Charles Morazé (1954), avaient déjà remarqué cette caractéristique non spécifiquement brésilienne d’être capable de se transformer tout en préservant des traits d’un passé parfois lointain, soit dans la mutation des oligarchies politiques – toujours renouvelées, mais encore oligarchies –, soit dans le maintien de structures économiques et sociales héritées de son passé colonial ou monarchique. C’est le cas, par exemple, de la concentration de la propriété ou du revenu, deux aspects qui sont liés mais pas nécessairement dérivés des mêmes mécanismes de création et de redistribution de la richesse sociale. Il suffit de noter, par exemple, que près de deux cinquièmes de la richesse créée actuellement au Brésil passe dans les coffres – pas toujours inaccessibles – de l’État, qui possède, ainsi, une grande capacité à l’orienter vers certains groupes sociaux (non exactement ceux qui en ont plus besoin).
Il est possible, ainsi, de dire que le Brésil est une économie développée, ayant réussi à ‘achever’ son processus d’industrialisation, tout en étant une société encore arriérée du point de vue social et éducationnel, ce qui est démontré par ses indicateurs sociaux respectifs (Almeida, 2005). Cet itinéraire d’achèvement du processus d’industrialisation a permis de compléter le développement du Brésil sur le plan matériel, ce qui autorise à dire que, du point de vue technique et entrepreneur, cela a représenté un succès raisonnable. Le Brésil, sur ce plan, du côté des gagnants, même si par l’aspect social les résultats sont plutôt maigres.
Si l’on fait un exercice de comparaison internationale, on pourrait diviser les pays le plus importants en deux groupes : ceux qui ont réussi à se repositionner de manière satisfaisante dans l’ordre international, et ceux qui ont perdu du terrain ou qui ont simplement stagné dans l’échèle du développement. À cet égard, il faut noter, en tout premier lieu, la performance plus que satisfaisante de plusieurs pays asiatiques, avec distinction pour les soit disant “tigres” (Corée du Sud, Taiwan, Hong-Kong et quelques uns encore) et, plus récemment, la Chine, pour ne rien dire des pays de l’arc culturel anglo-saxon (EUA, Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle Zélande et Irlande). L’Inde est venue se joindre, depuis les années 1992, au peloton de pays présentant des taux élevés de croissance économique, mais elle comporte encore d’énormes poches de misère et des inégalités internes, régionales et sociales, qui constituent des formidables défis à ses élites dirigeantes.
Un deuxième groupe comporte des pays déjà développés, qui n’ont pas nécessairement régressé, mais qui ont présenté une croissance médiocre au long de la période récente, bloc auquel appartiennent plusieurs pays européens et le Japon. Les anciennes économies socialistes, en transition vers le capitalisme, ont eu une performance variée, avec des cas de progrès rapides – comme la République Tchèque, par exemple – et d’autres en déclin relatif (la Russie, pendant une grande partie des années 1990, mais toujours dépendante de quelques matières premières, comme le pétrole et le gaz). L’Amérique Latine a aussi connu in itinéraire bien peu satisfaisant, puisque en plus de la croissance réduite – l’exception notable étant le Chili – e des crises récurrentes, de nature politique, économique et sociale, elle a maintenu des contingents déjà élevés de groupes sociaux aux échelons les plus bas du progrès social, tout comme elle a conservé les caractéristiques plus traditionnelles de l’iniquité sociale, en tout premier lieu le degré anormalement élevé de concentration du revenu. Finalement, au chapitre de la stagnation, ou même de l’échec, on pourrait compter certains pays musulmans (pas tous au Proche Orient) et la plus grande partie des africains, en spécial ceux de la région sous-saharienne, avec très peu d’exceptions.
En règle générale, les pays ayant eu du succès sur le plan de la croissance économique et du développement social ont réussi à combiner des aspects variés d’un mix de politiques macroéconomiques qui pourraient être résumées dans les éléments suivants : (a) une macroéconomie stable, prévisible et favorable aux affaires, c’est-à-dire, inflation modérée, responsabilité fiscale, règles du jeu transparentes et impôts réduits sur le système productif ; (b) une ambiance concurrentielle au niveau des marchés, en absence de barrières à l’entrée de nouveaux participants et contention adéquate des tendances à la concentration capitaliste ; (c) une bonne gouvernance, ce qui veut dire des institutions fonctionnelles au niveau de la représentation politique, l’indépendance des pouvoirs, un judiciaire autonome et efficace, un exécutif blindé à la corruption et aux groupes privilégiés d’intérêt ; (d) des investissements importants en capital humain, en assurant la bonne qualité de l’éducation de base, la capacitation technique de la force de travail et une croissance progressive des dépenses en science et technologie, ce qui suppose une interaction satisfaisante entre les secteurs public et privé dans les systèmes nationaux de recherche et développement ; finalement, (e) une plus grande ouverture aux échanges globaux, soit, la promotion des exportations et des importations, l’attraction d’investissements directs étrangers et un taux de change favorable et compétitif ; cela ne veut pas dire, nécessairement, adhérer à une philosophie libérale ou ouvrir complètement l’économie, mais signifie participer activement aux courants les plus dynamiques du commerce international.
Si l’on retient ces cinq critères comme des réquisits indispensables à un processus soutenu de croissance économique, il est possible de faire une évaluation qualitative de l’itinéraire brésilien en tenant compte de ces aspects depuis 1909. L’adjectif ‘qualitatif’ ne doit pas signifier que l’on prétend se soustraire à une vérification empirique de chacun de ces éléments : il serait utile de rassembler des données objectives sur chacun des aspects envisagés, en suivant leur évolution au long du siècle. Cela requiert, cependant, des développements plus étendus qui ne sont pas faisables de présenter dans les limites de ce travail. Il est néanmoins possible de tracer l’évolution du Brésil, de manière synthétique, dans chacun des chapitres objet de la sélection faite ci-dessus.
Sous le premier aspect, il n’est pas méconnu, de la plupart des historiens économiques, que le Brésil n’a expérimenté la stabilité macroéconomique qu’après l’introduction du Plan Real, en 1994, et encore soumis à des fortes turbulences lors des années de crises financières et de transitions politique (1995-1999 et 2001-2002). Depuis 1909, le pays a changé six fois de monnaie, sous l’impact de cycles récurrents d’inflation, qui s’est élevée, elle, à des quatrillions pour cent. Ses gouvernements, avec très peu d’exceptions, n’ont pas observé une rigueur fiscale compatible avec la modeste capacité d’épargne de la population et ont souvent recouru à l’endettement extérieur comme substitutif à la bonne gestion des comptes nationaux. Le poids de la dette, d’une part, et la dépendance du pétrole importé, d’autre part, ont toujours exercé une forte pression sur la balance des payements, amenant le pays plusieurs fois aux bureaux des banquiers ou à des négociations forcées avec le FMI. Sur un autre tableau, la modeste capacité endogène en capitaux et expertise technique a conduit, surtout sous le régime militaire, à une expansion démesurée de l’État, qui vient à accaparer actuellement plus de 2/5 du revenu national, avec un taux d’imposition proportionnellement plus lourd sur les pauvres et les entrepreneurs. C’est ce phénomène que les économistes appellent « crowding-out » qui empêche le Brésil, aujourd’hui, d’investir et de croître de manière adéquate.
Sous l’aspect de l’ambiance compétitive, il n’est pas un secret, non plus, que l’économie brésilienne est dominée par des cartels et des monopoles, publics et privés, dont la conséquence la plus visible est le prix exagéré que les citoyens doivent payer pour la plupart des biens et services, à commencer des biens exploités par des compagnies d’État ou des compagnies privées en régime de concession (transports, communications en général), mais aussi des secteurs dits « stratégiques » (acier, ciment, pétrole etc.). Le gouvernement est le plus grand responsable de cette régulation restrictive de la concurrence et de la sélection de certains « champions » dans les industries de base et dans les biens et services publics.
Le chapitre gouvernance n’a pas besoin de longs développements pour démontrer l’instabilité politique et la mauvaise qualité des institutions démocratiques dès le début de la République. Après 80 ans de parlementarisme monarchique – une démocratie de façade, puisque esclavagiste et faussement aristocratique – la République a conduit à un excès de régionalisme oligarchique et à la détérioration des finances publiques : suite à des révoltes militaires dans les années 1920, le populisme de Vargas – avec une dictature au milieu – a dominé le système politique pour presque un quart de siècle, en créant des nouvelles sources d’instabilité qui ont résulté dans une nouvelle dictature, cette fois militaire. Ces deux dictatures (1937-1945 et 1964-1985) ont permis, contradictoirement, la modernisation de l’appareil de l’État, le grand promoteur de l’industrialisation nationale. L’héritage moins satisfaisant a été la concentration du pouvoir politique et l’éloignement des représentants du « peuple » d’avec les représentés, en alimentant la corruption et des pratiques douteuses.
Il n’est pas besoin de souligner, par contre, les conséquences néfastes que la négligence envers l’enseignement fondamental ont eu sur la mauvaise qualité du matériel humain au Brésil et ses effets sur la productivité de la main-d’œuvre – vraiment marginale en face de réquisits d’une industrie moderne – et, en spécial, sur la effroyable concentration du revenu. Cet aspect est probablement les plus grave parmi toutes les défaillances de la société brésilienne, car il compromet sérieusement les chances de croissance solide à un moment où le Brésil traverse sa phase de « bonus démographique », c’est-à-dire, le rapport le plus favorable entre les actifs et les dépendants dans toute l’histoire de la société nationale : cette opportunité sera vraisemblablement perdue, à cause du manque de préparation de la force de travail au Brésil (ce qui préfigure une situation compliquée pour les comptes publics à l’avenir, ayant en vue les retraités d’ici quelque temps).
Finalement, on n’ignore pas non plus, que le Brésil est encore un pays relativement fermé au commerce et aux investissements étrangers et que son processus d’ouverture économique et de libéralisation commerciale n’a pas été conduit à terme. Même le Mercosur, une expérience régionale considéré stratégique sur le plan de la politique étrangère, n’a pas encore réussi à compléter son étape d’union douanière, condition indispensable pour passer à la phase de construction d’un marché commun, ce qui était l`intention inscrite dans le projet original. En fait, depuis la première et seule expérience d’ouverture commerciale, au début des années 1990, les pratiques défensives et le protectionnisme déguisé n’ont fait que se renforcer, au Brésil et dans le Mercosur (l’Argentine étant grandement responsable pour ces reculs). Tout économiste sait que le commerce est un des principaux leviers de progrès technologique et de gains de productivité, par le biais de la compétition et de l’importation indirecte – ou directe, par l’achat de brevets –, et que, d’autre part, les investissements directs accomplissent le même rôle de manière encore plus rapide.
5. Conclusion: surmonter la fracture idéologique du développement
Même si l’on considère que le Brésil a déjà atteint, ou surmonté, la barrière du développement (Almeida, 2005), dans ses aspects techniques ou matériels, il est indéniable que le développement constitue la principale obsession de ses politiciens et de ses économistes, d’ailleurs le même comportement observé en Amérique Latine de manière générale. Il y a donc là matière à réflexion, vraisemblablement dans le domaine de la sociologie du développement. Il est par ailleurs confirmé que l’une des principales branches de la recherche empirique et des réflexions sociologiques dans la région est constitué par l’économie et la sociologie du développement, au moins depuis da création de la Commission Économique pour l’Amérique Latine (Cepal, 1948) et l’organisations de cours de planification économique et d’économie du développement dans son siège à Santiago du Chili. Nombreux sont les économistes et les sociologues qui sont passés par là et qui ont mis ses réflexions et recherches au service des decision makers dans leurs pays d’origine.
Une telle convergence d’efforts devrait, présomptueusement, conduire à des prescriptions convergentes concernant le développement réel des pays de la région et, supposément, à l’augmentation de leur bien-être matériel et progrès spirituel. Il y a eu même un économiste du développement, Gunnar Myrdal, qui a affirmé sans hésitation que, si des pays périphériques devaient rejoindre le peloton des économies avancées, ces pays seraient assurément les latino-américains, étant donné leurs progrès dans la théorie et dans la pratique économique. Il rejetait la notion que des pays asiatiques, alors dominés para la misère et la famine, pourraient atteindre le développement, à moins qu’ils ne se décident à adopter le chemin indien de la planification et le dirigisme étatique comme recette de développement (Myrdal, 1968).
Il n’est pas inutile de rappeler ici ses arguments centraux, car ils coïncident entièrement avec les enseignements de Prebisch et d’autres à la Cepal. Il commençait son analyse « par la considération de l’idéologie générale de la planification pour le développement car elle occupe une place centrale parmi les idéaux de modernisation » (1968-2 : 708). Il affirmait, ensuite, que « le principe fondamental de l’idéologie de la planification économique c’est que l’État doit jouer un rôle actif, voire décisif dans l’économie ; par ses propres actions d’investissement et d’entreprise et par son contrôle diversifié – stimulations et restrictions – sur le secteur privé, l’État doit commencer, impulser et soutenir le développement économique. Ces mesures de politique publique doivent être coordonnées rationnellement et la coordination rendue explicite dans un plan général pendant plusieurs années en avant » (Myrdal, 1968-2 : 709).
Il n’est pas besoin de rappeler, non plus, que ces idées étaient déjà appliquées para la Cepal depuis le début des années 1950, et qui elles constituaient l’essence même de ses recommandations aux gouvernements des pays membres par tous les moyens disponibles, notamment par l’entremise des cadres qu’elle formait ou accueillait à Santiago, parmi lesquels Celso Furtado, Maria da Conceição Tavares, Fernando Henrique Cardoso, entre plusieurs noms devenus très connu dans le travail de recherche ou d’économie appliqué aux projets gouvernementaux. D’ailleurs, le Brésil présente, possiblement avec l’Inde, l’une des plus longues, étendues et complètes expériences de planning étatique pour le développement économique dans le monde en développement. C’est peut-être à cause de sa contribution à l’économie du développement que Gunnar Myrdal a gagné le Prix Nobel d’Économie en 1974 (ironiquement partagé avec Friedrich Hayek, que défendait des idées complètement opposées à celles de Myrdal).
C’est aussi une ironie de l’Histoire que les seuls pays à atteindre un degré proche du développement des pays avancés aient été des asiatiques, ceux-là même condamnés à la misère éternelle par Myrdal s’ils ne suivaient ses prescriptions de développement par la voie de la planification intégrale par l’État. C’est une autre ironie du destin que l’Inde n’a vraiment décollé vers la croissance rapide que quand elle s’est finalement décidée à abandonner les recommandations de Myrdal et a commencé à s’ouvrir à l’initiative privée et aux investissements étrangers, en laissant de côté le rôle guide de l’État. Les pays latino-américains, quant à eux, sont restés plongés dans le non développement, dans la croissance médiocre et dans l’inégalité et la pauvreté, tant qu’ils son restés attachés aux idées de Myrdal et de Prebisch. Le seul pays, par ailleurs, qui a suivi un chemin « asiatique », pour ainsi dire, a été le Chili, qui s’est ouvert largement à l’économie de marché et aux échanges extérieurs, sans plus se fier aux économistes de la Cepal (il a été dit que le Chile a suivi l’école de Chicago et le néolibéralisme). Le pays andin, encore siège de la Cepal, exhibe des taux de croissance « asiatiques » depuis la fin des années 1980 et possède un remarquable équilibre fiscal, digne des meilleures recettes de l’OCDE (qui d’ailleurs se prépare à l’accueillir dans le futur immédiat).
Il est temps, donc, de surmonter la fracture idéologique entre les deux écoles dans la sociologie et l’économie du développement – celle qui prône le rôle guide et l’interventionnisme de l’État et celle qui se rattache au libéralisme de marché – en vue d’opérer une convergence philosophique plus que nécessaire en face des leçons que nous avons décelés dans ce travail. Comment établir cette nouvelle synthèse théorique et disciplinaire, tout à fait en accord avec les exigences de l’économie mondiale, celle du capitalisme global ? Cette synthèse passe, vraisemblablement, par l’identification des idées défendues par chacun des courants.
La discussion se déplace alors vers les modèles idéaux de développement (dits idéaux dans le sens weberien d’« idéal typique », non qu’ils soient possibles d’exister en exclusivité ou dans un vide systémique). Ces modèles, même si cela peut paraître une simplification, peuvent être alignés dans deux pôles d’assemblage d’intérêts et de valeurs dans le domaine économique et politique, c’est-à-dire: l’école libérale (qui tend à mettre l’accent sur le pouvoir des marchés) et l’école interventionniste (qui reconnaît le pouvoir des marchés mais qui insiste sur ce qu’ils ne sont pas capables de se corriger par eux-mêmes, ni de distribuer des gains et des pertes de manière équilibrée ou équitable, ayant donc besoin de l’action de l’État). Ce type de manichéisme est évidemment extrêmement réducteur, surtout lorsqu’il s’agit de politiques publiques (macroéconomiques ou sectorielles), terrain dans lequel les gouvernements tendent à être bien plus pragmatiques qu’idéologiques.
Acceptant, cependant, que les gouvernements sont constitués par des personnes ayant des valeurs et des idéologies, susceptibles, donc, de se laisser influencer par les idées politiques d’un quelconque « économiste mort », selon l’expression de l’un d’entre eux, John Maynard Keynes – qui continue à être incroyablement vivant pour nombre de ses disciples –, on pourrait essayer de regrouper ces idées dans le tableau analytique suivant:
Idées et principes en opposition en économie du développement
École Libérale École Structuraliste
Comptes publiques équilibrées Induction à des investissements d’État et privés
Emission monétaire ajustée à la croissance Stimuli fiscaux pour créer des emplois
Propension minimale à des politiques sectorielles Contrôle extensif sur des secteurs stratégiques
Sans barrières à l’entrée de concurrents Régulation intrusive et choix de vainqueurs
Peu de régulation et compétition ouverte Grand nombre de règles et fiscalisation active
Système tributaire simple et modéré Impôts “correcteurs” à des fins distributifs
Taux d’intérêts de marché, le plus possible libres Régulation monétaire à des fins “inductifs”
Indépendance de la Banque Centrale Soumission de la BC aux buts du gouvernement
Taux de change flottant, libre convertibilité Taux de change administré, restrictions aux flux
Libre circulation des capitaux Contrôle à l’entrée et sortie des capitaux
Liberté complète sur le marché du travail Législation contraignante, droits collectifs
Absence de restrictions au capital étranger Règles strictes, selon l’intérêt national
Ce type de confrontation idéologique – même si présentée de manière caricaturale et délibérément manichéiste au tableau ci-dessus – demeurera en vigueur, vraisemblablement, dans l’avenir prévisible, puisque nous sommes tous, encore, des prisonniers d’un économiste mort, quelque soit l’école à laquelle il appartient. Mais, en vérité, aucun gouvernement – sauf un particulièrement stupide – n’applique à l’état chimiquement pur une ou diverses recettes de politique économique tel qu’elles ont été présentées dans ce tableau. En fait, certains gouvernements, commandés par des caudillos sauveurs et orientés par un économiste ‘éclairé’, peuvent prétendre ressusciter la ‘théorie de la valeur’, qui n’a aucun valeur pratique dans la conduction effective de la politique économique : les résultats plus prévisibles peuvent être le démantèlement de l’économie de marché, la fuite de capitaux (à commencer par les nationaux), des contrôles extensifs et croissance médiocre, en plus d’inflation et destruction de la monnaie nationale.
Dans tous les autres cas, cependant, le pragmatisme tend à prévaloir, avec une combinaison la plus possible intelligente de “recettes” de l’une ou l’autre école, selon les besoins et convenances du moment. Les circonstances peuvent rendre les hommes – y compris les hommes publics – un peu plus intelligents qu’ils n’étaient au début de leur processus d’apprentissage, mais il faut croire, aussi, qu’une bonne formation académique (avec un accent particulier sur la culture historique et un peu d’entrainement économique) peut aider dans la tâche de bien administrer un pays.
[Brasília, 30.06.2009]
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