sábado, novembro 10, 2007

268) O putsch bolchevique de 1917 (3)

LA RÉVOLUTION BOLCHEVIQUE (3/3)
"Tout est permis"
LE MONDE, 07.11.07

Seul, le Parti bolchevik aurait été bien incapable de s'emparer du pouvoir. Les soviets, qui minaient l'autorité du gouvernement provisoire, les soldats mutins et les ouvriers de Petrograd, les déserteurs, les paysans qui s'étaient d'eux-mêmes approprié les terres, et même la petite bourgeoisie des intellectuels d'où venaient la plupart des militants révolutionnaires, avaient tous, à leur manière, sapé le régime "démocratique" né de la révolution de Février. C'est précisément contre toutes ces catégories sociales que les bolcheviks, à peine parvenus aux commandes, se sont retournés avec une brutalité inouïe.

La liquidation de l'opposition proprement politique, de ceux qui croyaient encore aux principes du "tout le pouvoir aux soviets", fut aussi facile que rapidement expédiée. Dès le 8 novembre, lendemain du coup d'Etat, tous les principaux journaux non bolcheviks de Petrograd sont fermés. Les élections à l'Assemblée constituante, organisées en novembre et décembre 1917, montrent que le parti de Lénine est très minoritaire dans le pays : l'Assemblée elle-même, ouverte pour la forme en janvier 1918, est immédiatement dissoute. Trois jours plus tard, une manifestation de protestation est dispersée à la mitrailleuse, au prix d'une dizaine de morts : c'est la première fois depuis l'effondrement du tsarisme qu'on tire sur une foule désarmée.

Des anciens partis révolutionnaires, seuls les socialistes révolutionnaires dits de gauche sont associés pendant quelques mois au pouvoir, mais pour la forme. En février 1918, l'un d'entre eux, commissaire à la justice, choqué par un décret de Lénine appelant à "exécuter sur-le-champ tous les profiteurs, hooligans et contre-révolutionnaires", fait valoir qu'on ferait mieux d'appeler son ministère "commissariat à l'extermination". Il voit le visage de Lénine s'illuminer, et entend le chef bolchevik lui répondre : "C'est exactement ça, mais nous ne pouvons pas le dire"...

Avec les ouvriers, l'affaire prend un peu plus de temps. Dans les usines tentées par l'autogestion mais que Lénine a mises sous l'autorité de l'Etat, le pouvoir d'achat des ouvriers est en chute libre et le ravitaillement catastrophique. Des grèves éclatent. Dès le mois de mai, on tire sur une foule d'ouvriers dans un faubourg de Petrograd, une menace de grève générale est brisée en juin - des douzaines de meneurs sont exécutés. Bientôt, dans toute la Russie, la résistance des ouvriers qui refusent le travail forcé le dimanche, protestent contre un rationnement de famine ou simplement récusent la terreur est brisée par la force.

En mars 1919, 10 000 ouvriers des usines Poutilov se rassemblent pour dénoncer "la dictature du comité central et de la Tcheka". L'usine est prise d'assaut, 200 ouvriers sont passés par les armes. Dans le Sud, à Astrakhan, un régiment d'infanterie refuse de tirer sur une manifestation ouvrière : la Tcheka se déchaîne et noie entre 2 000 et 4 000 ouvriers et soldats désobéissants.

Au début de 1920, on lit dans la Pravda que "la meilleure place pour un gréviste, ce moustique jaune et nuisible, est le camp de concentration". Lénine est plus radical, qui exige "des exécutions massives" pour briser une grève de cheminots. La militarisation de l'économie, cheval de bataille de Trotski, rend toute grève assimilable à une trahison. On en arrive à des extrémités à peine imaginables, comme l'exécution d'otages - des ouvriers - si les quotas de production fixés à l'usine n'ont pas été remplis.

La pratique de la prise d'otages est l'une des constantes de cette période révolutionnaire. On prend des milliers d'otages, dans les familles des grévistes, celles des déserteurs ou simplement parmi les classes sociales considérées comme nuisibles. Les journaux de la Tcheka, la commission extraordinaire chargée de la répression sous les ordres de Dzerjinski, publient avec satisfaction des statistiques sur le nombre d'otages fusillés ou pendus - 40 ici, 150 là...

Nulle part pourtant les massacres n'atteignent des proportions aussi importantes qu'à la campagne. Dès 1918, et au moins jusqu'en 1922, la pratique généralisée des réquisitions de récoltes - les exigences dépassant parfois la production - suscite des centaines de révoltes. Elles sont réduites par tous les moyens - tortures, exécutions, villages brûlés, voire gazés - et surtout par la famine, une famine si extrême qu'elle conduit, notamment dans la région de la Volga, à l'apparition, à assez grande échelle, du cannibalisme - des désespérés en venant à manger leurs propres enfants.

C'est l'étendue de ces révoltes paysannes, et de celles des Cosaques, considérés comme une classe à liquider, qui explique dans une large mesure la très rapide progression des armées blanches en Russie méridionale et en Ukraine, en 1919, en dépit de la très forte supériorité numérique de l'Armée rouge. Mais les Blancs pratiquent eux aussi la terreur et les prises d'otages. Surtout, ils ne se décident pas à prendre acte de la réalité du partage des terres. Effrayés par la perspective d'un retour de l'ancien régime, et avec lui des anciens propriétaires, les paysans se détournent d'eux. Après une série de retraites et d'avancées spectaculaires, accompagnées de part de d'autre de massacres et d'atrocités sans nom, les Rouges finissent par prendre le dessus.

L'extraordinaire violence qui ensanglante la Russie est conforme à la volonté explicite des dirigeants bolcheviks. Lénine en tête, ils n'ont cessé non seulement de l'encourager, mais de l'exalter, avec une sorte de lyrisme sadique. Mais cette violence est aussi très présente dans le tissu social russe. Pendant des siècles, une mince aristocratie a imposé une domination écrasante à la masse paysanne. Avec la guerre puis la révolution, tous les gonds ont sauté, la violence s'est répandue partout, sous toutes les formes, de la revanche sociale au pur banditisme.

Dès 1918, le général Denikine, qui devait devenir plus tard un des chefs des Blancs, et qui parcourt alors incognito la Russie en train, est frappé par "la haine sans fond" qu'il perçoit partout, "une haine accumulée au cours des siècles, l'amertume de ces années de fureur et l'hystérie engendrée par les chefs révolutionnaires". C'est cette haine qu'encouragent à leur profit les bolcheviks. A en croire Dzerjinski, ils "ne sont là que pour canaliser et diriger le désir légitime de vengeance des opprimés".

Sauf que dans la réalité, bien sûr, il s'agit de protéger une dictature, et que cette manière de "canaliser" la haine donne lieu aux dérives les plus ignobles. La Tcheka compte rapidement beaucoup plus de criminels pervers que de révolutionnaires inflexibles. Ils torturent, ils volent, arrêtent de manière arbitraire, transforment leurs locaux en "immenses bordels où ils amènent les bourgeoises", se livrent à des tueries de masse, "ivres de violence et de sang", pour reprendre les termes utilisés à l'époque par des inspecteurs du parti. Après tout, pourquoi pas, puisque, comme l'écrit le Glaive rouge, journal de la Tcheka de Kiev, "pour nous, tout est permis".

Le "travail" de la Tcheka prend des proportions telles que ses chefs sont rapidement surmenés. Dès octobre 1918, Dzerjinski est discrètement envoyé se refaire une santé dans la paisible Suisse. Là est d'ailleurs un trait peu connu de ces tout premiers temps du régime : ses élites adoptent très vite un mode de vie qui n'a strictement rien à voir avec celui des "masses", en proie à la plus noire misère. Lénine, Staline et Trotski, entre autres, ont leurs propres domaines, avec suite de domestiques attenante. Trotski s'est réservé celui du prince Ioussoupov. Dans le fameux train blindé dans lequel, pendant la guerre civile, il parcourt la Russie pour ranimer le moral des troupes, il dispose d'un ameublement raffiné et d'une cuisine de premier choix.

A Petrograd, Zinoviev traîne partout derrière lui des ribambelles de prostituées. "Seuls les commissaires se la coulent douce par les temps qui courent, écrit Maxime Gorki à sa femme en 1919. Ils volent tout ce qu'ils peuvent à seule fin de payer leurs courtisanes et leurs luxes fort peu socialistes." Plus humblement, les ouvriers d'une usine de Perm demandent, dans une résolution, que "les vestons et casquettes de cuir des commissaires servent à faire des souliers aux ouvriers"... Ces années voient proliférer une très vaste classe de bureaucrates, privilégiés par le régime : en 1921, les usines Poutilov ne comptaient plus que 2 000 ouvriers pour 5 000 bureaucrates et cadres. C'est dans cette bureaucratie que le régime soviétique trouvera, pendant les décennies à venir, son plus fidèle soutien.

L'année 1921 marque justement, et provisoirement, la fin de la période extrémiste du régime. Les révoltes paysannes se multiplient. Les équipages de deux cuirassés basés à Kronstadt se mutinent en mars. Dans les deux cas, on règle le problème au canon et à la mitrailleuse, mais Lénine en conclut qu'il est allé trop loin, et impose une limite aux réquisitions avant de permettre au pays de reprendre un peu son souffle à travers la Nouvelle Politique économique.

Avant d'être liquidés, les marins de Kronstadt ont eu le temps de signer une proclamation, sorte d'épitaphe de la révolution d'Octobre : "Aux protestations des paysans, qui s'expriment par des soulèvements spontanés, à celles des ouvriers (...), les usurpateurs communistes ont répondu par des exécutions de masse et un bain de sang, surpassant même les généraux tsaristes. La Russie des travailleurs, la première à brandir le drapeau rouge de la libération, est noyée dans le sang."

Jan Krauze
Article paru dans l'édition du 08.11.07

Nenhum comentário: